LA « CONSTITUTION » EUROPEENNE EST-ELLE APOLITIQUE ?
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LA « CONSTITUTION » EUROPEENNE EST-ELLE APOLITIQUE ?
Par Gabriel Galice
La vie démocratique suppose un minimum d’accord sur les termes du débat et de respect pour l’interlocuteur, n’en déplaise à Michel Rocard qui « ne respecte pas les défenseurs du non qui se prétendent pro-européens » (sic).
Etre pour ou contre l’Europe n’est guère plus sensé qu’être pour ou contre la France. Nous y sommes et nous en sommes. Le degré d’Europhilie ou d’Européitude ne relève pas de la pure autoproclamation. Dans ce débat, il s’agit de savoir si l’on est pour ou contre CETTE constitution-là et pourquoi. La réponse doit se fonder sur le texte, éclairé par la trajectoire et le contexte. Le reste est affaire de foi, de conviction, d’évaluation. On doit se garder toutefois de confier son sort à la seule croyance.
Commençons par le texte. La constitution comporte des formule alambiquées qui résultent normalement de laborieux compromis entre forces politiques et sensibilités nationales. La question est de savoir où est le curseur et où il est en train d’aller.
Les articles 3 et 40 illustrent l’exercice d’équilibriste du constituant. Le cœur de l’équivoque de l’article 3 réside dans l’évocation d’une « économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au progrès social. » On peut gloser longtemps sur l’économie sociale de marché. Et d’abord se demander s’il ne serait pas plus rigoureux et plus réaliste de parler de capitalisme de marché, comme le font Henri Kissinger ou Pascal Lamy . Dans le champ du langage commun, « capitalisme » et « marché » sont volontiers tenus pour équivalents. Pour l’économiste ou l’historien, l’équivalence ne va nullement de soi. Fernand Braudel les oppose. D’autant que l’appellation « économie sociale de marché », d’origine démocrate-chrétienne allemande, est aujourd’hui vidée de son contenu social par la dérégulation néo-libérale. En jouant sur les mots, on pourrait prétendre que le mot « économie de marché » laisse délibérément la place aux deux interprétations contradictoires : « le capitalisme de marché » et le « socialisme de marché ». Est-ce plausible ? L’article 40 est du même tonneau : « la politique de l’Union (...) respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord et elle est compatible avec la politique de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre ». Pourquoi les plus atlantistes ont-ils tenu à inscrire cette clause ? Ne posent-ils pas un verrou à toute avancée conséquente vers une réelle Europe de sécurité et de défense ? Ajoutons le maintien de l’existence d’une Banque Centrale Européenne « indépendante » (section II, art.III-79,4), c’est-à-dire échappant à tout contrôle démocratique sur un registre fleurant le « despotisme éclairé », selon la référence de Jean-Paul Fitoussi .
La trajectoire remonte moins à « l’événement intellectuel inouï » (Michel Rocard) que constitue la percée doctrinale néo-libérale et monétariste de Milton Friedman et de ses « Chicago boys » qu’aux rapports des forces concrets mis en œuvre au début des années 1970. l’année1973 est une année décisive : entrée du Royaume-Uni dans le Marché Commun, guerre du Kippour et première crise pétrolière conduisant à de nouveaux réaménagements politiques, économiques, financiers et monétaires dont le flottement des monnaies, création de la Commission Trilatérale, putsch du Général Pinochet interrompant la tentative d’un socialisme démocratique sous la conduite du président chilien Salvador Allende pour lancer un prototype de politique économique ultra-libérale. Cette même année 1973, Michel Rocard co-signe un livre fort intelligent intitulé « Le Marché Commun contre l’Europe », sous-titré « L’Europe sera socialiste ou ne sera pas ».
Le contexte européen éclaire le texte de la Constitution. Les plus libéraux et les plus atlantistes ont fait prévaloir leur préférence pour un président de la Commission européenne issu de la droite portugaise, en déclin dans son pays. Les chantages aux délocalisations dans l’Est de l’Europe sont l’occasion de nouveaux démantèlements des protections sociales et salariales. Pour couronner le tout, sur un plan symbolique, c’est Valéry Giscard d’Estaing qui présida aux travaux préparatoires à la Constitution. Comme si le « libéralisme avancé » chassé par la porte en 1981 revenait par la fenêtre européenne, cette fois sous la forme d’un néo-libéralisme foncièrement anti-social. Il est permis d’avoir foi en cette Europe- là, de la voir en rose contre vents et marées. Il est aussi permis d’être plus sceptique et de redouter qu’elle noie davantage encore les peuples européens dans le « marché » mondial.
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Auteur du livre Du Peuple-nation, essai sur le milieu national de peuples d’Europe, (Lyon, Mario Mella, 2002), Gabriel Galice est directeur de l’Institut International de Recherches sur la Paix à Genève (GIPRI). L’opinion ici exprimée n’engage que lui.
[1] 1. Pascal Lamy, « Européanisons la mondialisation », Le Monde, 7 mai 2004. 2. Jean-Paul Fitoussi, La règle et le choix, De la souveraineté économique en Europe, Paris, le Seuil, 2002, p.12.
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